Chapitre 2



L'histoire du coton américain


Ou comment devenir le leader en évitant la concurrence

sur le marché de la main-d'œuvre





Une industrie tirée par la demande : le goût des classes modestes pour les « jolis vêtements »


Les premières vraies usines de l'histoire furent des usines textiles de coton. Ce sont des entrepreneurs privés, fabriquant des fils et des tissus de coton, qui ont lancé la Révolution Industrielle au XVIIIe siècle en Angleterre. Une rapide succession d'améliorations techniques, tant dans la filature que dans le tissage, permirent de transférer la fabrication à domicile ou dans des petits ateliers vers des usines. La croissance extraordinaire de la productivité de l'industrie cotonnière anglaise abaissa les coûts à un point tel que, pour la première fois dans l’Histoire, les pauvres eurent les moyens de porter des vêtements attrayants. Une classe de consommateurs était née. Edward Baines, un historien vivant au XIXe siècle, décrivit ainsi la demande pour des vêtements de coton bon marché :


On ne se rend pas compte des avantages qu'apportent à une grande partie de la population les nouvelles cotonnades merveilleusement bon marché... Les classes modestes ont désormais les moyens de s'habiller avec autant de propreté et de gaieté que les classes moyennes ou supérieures d'autrefois. Une simple fête paroissiale à la campagne au XIXe siècle a autant de délicatesse qu'un salon aristocratique du XVIIIe 1.


Les innovations technologiques augmentaient la productivité, et la productivité diminuait les coûts. La baisse des coûts et des prix stimula la demande pour les produits textiles, entraînant une pénurie de coton en Angleterre. Quand la masse de la population anglaise commença à apprécier « les jolis vêtements », aucun retour en arrière ne fut plus possible. Les vêtements de coton bon marché, accessibles à la masse des consommateurs du XIXe siècle, sont l'équivalent de nos tee-shirts d'aujourd'hui à $5,99. À l'époque comme aujourd’hui, la demande de la clientèle était le moteur des échanges commerciaux entre pays.

Bien sûr, les achats anglais de coton n'expliquent pas entièrement le succès de l'Amérique pour satisfaire cette demande. Au début de la Révolution Industrielle, les États-Unis apparaissaient comme une bien improbable source de coton. Ainsi que le montre la Figure 2.1, en 1791 la part des États-Unis dans la production mondiale de coton était tellement petite qu’on la distingue à peine sur le graphique. À cette date, le Sud des États-Unis produisait à peine deux millions de livres* de coton, une quantité minuscule comparée à la production des autres régions du monde. Il est peu probable que les producteurs asiatiques (principalement l'Inde), qui produisaient aux environs de 400 millions de livres, ressentaient une quelconque menace de la part du Sud des États-Unis.

Source : Bruchey, p.7.


Figure 2.1 Production mondiale de coton par région et par année


Le boom de la production de coton américain qui eut lieu rapidement par la suite est stupéfiant. En l'espace d’une dizaine d’années, la production américaine fut multipliée par vingt-cinq. Et au début de la guerre de Sécession (1861 - 1865), le Sud produisait plus d'un milliard de livres de coton par an, soit approximativement les deux tiers de la production mondiale. Ce coton était essentiellement destiné à l'exportation. Entre 1815 et 1860, le coton représenta à peu près la moitié de la valeur de l’ensemble des exportations américaines. Plus de 70 % de la production américaine de coton était exportée, principalement vers l'Angleterre2. En un laps de temps étonnamment court les fermiers de coton américains avaient écrasé la concurrence étrangère.

Cette victoire ne fut pas sans coût. Tout d'abord, la concentration de capital, de main d'oeuvre et d'énergie entrepreneuriale orientés presque exclusivement vers la production de coton laissa le Sud des États-Unis loin derrière le Nord en terme de développement industriel équilibré, un handicap qui ne s'est réellement réduit que dans le dernier quart du XXe siècle. De plus, la production cotonnière américaine, à ses débuts, eut lieu essentiellement, sinon totalement, dans des plantations employant des esclaves, et il est certain que ce « matériel humain » captif a contribué pour une grande part à la productivité des planteurs de coton américains. S'il ne fait aucun doute que l'esclavage dans les plantations fut le plus effroyable des différents systèmes de travail de l'histoire économique américaine, nous allons voir qu'il ne fut pas le seul exemple où une organisation horrible – en tout cas très critiquable – du travail a joué un rôle important dans la production et la commercialisation de vêtements de coton comme les tee-shirts. Sur ce point, ceux qui aujourd'hui expriment leur scepticisme sur les mérites de la globalisation du commerce ont certainement raison.

L'esclavage fut la première des « politiques gouvernementales » américaines qui permit aux planteurs de coton américains de se protéger contre les périls de la concurrence sur les marchés. Pour un ensemble de raisons, être en concurrence sur le marché de la main-d'oeuvre – plutôt que d’utiliser des esclaves, par définition captifs – était un risque que les fermiers ne voulaient pas prendre, et qui du reste aurait vraisemblablement empêché le développement extraordinaire de la production américaine de coton.

Faire pousser du coton dans le Sud des États-Unis était un travail physiquement exténuant qui étouffait toute velléité de réflexion. Dès le milieu du printemps, il fallait préparer le terrain pour les plantations avec des houes, puis plus tard des charrues tirées par des mules. Après la plantation, commençait la bataille contre les mauvaises herbes. Le fragile cotonnier n'étant pas capable de se battre seul contre les puissantes mauvaises herbes, il requérait l'attention constante des ouvriers qui devaient protéger les jeunes pousses contre leurs ennemis. De nombreux journaux et témoignages nous apprennent que protéger le coton « des herbes » était le plus gros souci des fermiers et aussi le travail le plus éprouvant3. Enlever les mauvaises herbes et aérer les plants continuait ainsi, même si c’était un peu moins pénible, jusqu'à la récolte qui commençait à la fin de l'été et durait quatre mois. Sur une grande plantation, un ouvrier pouvait préparer, planter, désherber et récolter à peu près sept hectares de coton.

Le moment où il fallait effectuer chacune de ces tâches et leur caractère plus ou moins intensif étaient dictés par le climat. Aussi les planteurs étaient-ils dans l’impossibilité de prédire leurs besoins en main-d'oeuvre au-delà des prévisions météorologiques. Si le printemps était pluvieux, chaque champ devait être désherbé jusqu'à six fois, ce qui typiquement doublait les besoins en main-d'oeuvre pendant cette saison. La récolte du coton était la tâche la plus difficile à planifier. (Aujourd'hui encore, Nelson et Ruth Reinsch ne peuvent pas planifier leurs vacances de Thanksgiving.*) On ne peut pas ramasser le coton sous la pluie, ni s'il est encore mouillé, et il lui faut typiquement trois ou quatre jours pour sécher. Ainsi, quelques jours de pluie peuvent mettre les cueilleurs de coton au chômage technique pendant une semaine. À l'inverse, une fois que la fleur de coton est ouverte et sèche, il faut qu'elle soit cueillie dans les plus brefs délais afin que les tendres fibres ne s’envolent pas au vent ou tombent par terre. De plus, les fibres de coton sur lesquelles il a plu se tachent et deviennent fragiles, si bien que les fermiers, dès qu’ils voient s’amonceler des nuages de pluie, se dépêchent de cueillir le coton qui est prêt.

Il était impossible d'effectuer ces tâches astreignantes et imprévisibles tout en dépendant des contraintes du marché de la main-d’oeuvre. Comme l'a démontré Gavin Wright, le marché de la main-d'oeuvre dans le Sud américain fonctionnait à peine, si l’on pouvait même dire qu'il existât tout court4. Les fermes étaient géographiquement dispersées, rendant les communications et les déplacements difficiles. La très faible densité de population, ajoutée aux besoins en main-d'oeuvre très variables au cours de l'année et à la mauvaise circulation de l'information, avait pour conséquence qu'un fermier qui aurait compté sur le marché de la main-d'oeuvre pour récolter son coton n’aurait pas pu le faire à quelque coût que ce soit. Le problème de la main-d'oeuvre agricole ne se ramenait en réalité pas à une pénurie de travailleurs ou bien à des salaires trop élevés ; c’était plutôt l'absence de marché où les ouvriers et les planteurs auraient pu se rencontrer et négocier qui était le problème. Dépendre des marchés pour se procurer la quantité de main-d'oeuvre nécessaire au bon moment était un risque économique que les fermiers de coton préféraient éviter.

Quand bien même le marché de la main-d'oeuvre eût bien fonctionné, il est néanmoins douteux que l'on aurait pu facilement proposer à des travailleurs de devenir des ouvriers salariés dans les plantations de coton. Comme l'a noté un observateur de cette économie à ses débuts, « la difficulté sinon l'impossibilité de faire venir des Blancs comme travailleurs salariés, quand ils avaient la possibilité d'acquérir des terres à très bon marché, est sans doute la raison principale pour laquelle l'industrie cotonnière de ce pays s’est développée à l'aide de l'esclavage et non pas de main-d'oeuvre libre5 ». Bien sûr, la même chose peut être dite des Noirs. S'il n'y avait pas eu d'esclavage, les Noirs, autant que les Blancs, auraient préféré posséder leur propre ferme plutôt que d'être des ouvriers salariés. Or, pendant les premières années du développement du Sud américain, la terre était disponible en abondance pour tous ceux qui arrivaient.

Pour résumer, la main-d'oeuvre libre – qu'elle fût noire ou blanche – avait peu de chance d'être attirée par le travail salarié dans les fermes de coton du Sud, autant à cause du mauvais fonctionnement du marché de la main-d'oeuvre qu’à cause de l'alternative préférable, pour ceux qui en avaient les moyens, de posséder leur propre ferme familiale. L'esclavage permettait donc aux fermiers de coton à la fois d'éviter les risques associés aux contrats sur le marché de la main-d'oeuvre et les contraintes associées au travail familial. L'esclavage permettait aussi aux planteurs de cultiver de plus grandes superficies. Lesquelles augmentaient, à hectare égal, la production de coton, c’est-à-dire le rendement. La taille moyenne d'une ferme de coton du Sud était près du double de celle dans le Nord, qui n’avait pas recours à l'esclavage. Et il y avait une forte corrélation entre la taille de la ferme et la production relative de coton, au moins pour les fermes de moins de 250 hectares6. Les grandes fermes étaient ainsi des plantations utilisant l'esclavage et non des fermes de famille. C’est pourquoi aussi, en 1860, les plantations utilisant l'esclavage produisaient la plus grande partie du coton mondial.


Gardez le violoniste bien approvisionné en boyau de chats


Posséder des esclaves ne garantissait pas une production profitable à grande échelle de coton. Il fallait aussi des systèmes efficaces de gestion, de contrôle et d'incitation. Ces systèmes expliquent le succès économique pour les fermiers des plantations employant des esclaves, mais aussi le caractère particulièrement inhumain de cet esclavage. La rentabilité d'une plantation ne dépendait pas seulement de la possession d'esclaves, mais aussi de la capacité du planteur à faire exécuter par ses esclaves des tâches répétitives, physiquement épuisantes, à des moments imprévisibles. La production de grandes quantités de coton forçait le planteur à mettre en place une sorte de « système industriel » dans lequel un nombre important d'ouvriers exécutaient des travaux répétitifs. Du travail en trois huit pouvait être déclenché à n'importe quel moment, selon les caprices du temps. Les planteurs parvenaient à faire exécuter ce travail répétitif à la demande par un mélange d'incitations positives (par exemple des récompenses), d'incitations négatives (par exemple le fouet), et de paternalisme7. Un thème récurrent dans les journaux tenus par les esclaves est que les planteurs avaient un devoir moral de protection envers ceux qui étaient « dans la dépendance », et que les esclaves bien traités et heureux étaient plus productifs. Le propriétaire d'une grande plantation en Géorgie offrait ainsi ses propres pratiques en exemple :


Mon premier soin a toujours été de sélectionner un bon endroit pour mon « Quartier », bien ombragé... et de construire des maisons confortables pour mes nègres... Une grande maison sert de garderie pour les enfants, où ils vont pendant la journée. Ils y sont gardés sous la responsabilité et les soins d'une femme d’expérience, dont la seule occupation est de s'assurer... qu'ils sont correctement nourris et soignés... J'ai un dispensaire grand et confortable pour mes nègres quand ils tombent malades... [et] il ne faut pas que j’oublie de mentionner que j'ai un bon violoniste, bien approvisionné en boyau de chats, dont la fonction est de jouer pour mes nègres tous les samedis soirs jusqu'à minuit8.


Nous serions tentés de souscrire à un tel programme, si l'auteur ne mentionnait pas un peu plus loin que sa politique de ressources humaines, si pleine de sollicitude, réduisait mais n'éliminait néanmoins pas totalement le recours au fouet. Quelle que soit sa motivation, le paternalisme renforçait clairement le contrôle du planteur sur ses esclaves et était un moyen pour diriger la ferme. Combinée avec un contrôle constant et des incitations positives ou négatives rythmant la journée de travail, la domination du planteur était totale.

En résumé, l'esclavage a été la première d'un ensemble de politiques publiques, évolutives avec le temps comme nous allons le voir, qui ont servi à protéger les fermiers contre les risques du marché du travail. La réussite de l'Amérique pour produire de grandes quantités de coton pour les marchés mondiaux exigeait de disposer d'une main-d'oeuvre agricole fiable, mais il était difficile de trouver une main-d'oeuvre volontaire et suffisante via les mécanismes de marché existant dans le Sud américain avant la guerre de Sécession. Par ailleurs la possession d'esclaves par elle-même ne garantissait pas la productivité. Pour inciter les esclaves à exécuter les tâches répétitives et épuisantes associées à la production de coton, les planteurs usaient d'un ensemble de mécanismes de domination qui incluait des incitations positives, des incitations négatives, le paternalisme et un strict contrôle. Un grand nombre d’éléments de ce système de direction et de contrôle du travail dans les usines existent encore aujourd'hui bien sûr dans de nombreuses industries. Des mélanges complexes d'incitation et de contrôle ont survécu aussi.

Les leçons tirées de l'industrie cotonnière américaine à son origine sont encore pertinentes dans les débats actuels. La rapide domination de l'industrie cotonnière américaine, dès les années 1830, illustre comment un succès commercial peut être obtenu au moyen d'un échec moral, une observation d'actualité dans le domaine des tee-shirts, qui, selon les critiques, sont produits dans des ateliers où les conditions de travail ne sont pas très éloignées de l'esclavage. Mais l'histoire des débuts du coton aux États-Unis enseigne aussi une autre leçon très importante pour ceux qui sont allergiques au marché : ce ne sont pas les aléas du marché de la main-d'œuvre, mais la suppression de ce marché, qui a déterminé le destin des esclaves. Plus généralement, la tactique qui consiste à éviter ou supprimer les marchés plutôt qu'à y concourir loyalement continue encore à présent à être une stratégie viable, particulièrement dans l'agriculture, mais aussi dans d'autres industries. La capacité à supprimer ou éviter la concurrence – nous allons le voir – est souvent la conséquence d’un déséquilibre dans les rapports de forces entre les riches et les pauvres, déséquilibre qui existe encore à l’heure actuelle dans la production agricole mondiale de coton.

Le problème de la main-d'œuvre avait beau avoir été « réglé » par l'esclavage, une quantité de terres disponibles vers l'ouest être illimitée, et une demande de coton être tout aussi illimitée à l’est, toutes les pièces n'étaient néanmoins pas encore en place pour la victoire de l'industrie cotonnière américaine. Dès qu'ils s'éloignaient d’une cinquantaine de kilomètres du littoral atlantique dans les terres, les planteurs de coton découvraient que le magnifique « coton des îles », si brillant et si résistant, que réclamaient les usines britanniques, ne voulait plus pousser. Seul « le coton de l'intérieur », avec une fibre plus courte et des graines plus collantes, pouvait être cultivé à l'ouest. Mais, alors qu’une simple égreneuse à rouleaux, conçue d’après un modèle ancien originaire des Indes (l'égreneuse Churkka), suffisait pour séparer les graines des fibres du coton des îles, ce dispositif ne parvenait pas à séparer les graines collantes des fibres du coton de l'intérieur.

Le goulot d'étranglement dans la production qui en résultait était un handicap qu’il est difficile de surestimer. Un esclave jeune et en bonne santé pouvait récolter jusqu'à 150 kilos de coton par jour. Les enfants eux-mêmes pouvaient cueillir jusqu'à 50 kilos par jour. Toutefois, tant qu’il restait mélangé avec ses graines, le coton n'avait aucune valeur commerciale. Comme les égreneuses à rouleaux étaient impuissantes à séparer les graines des fibres du coton de l'intérieur, les esclaves étaient aussi employés pour effectuer ce travail à la main. Mais les graines étaient tellement collantes qu'un esclave ne pouvait pas nettoyer plus de 500 grammes de fibre par jour. À ce rythme, les usines anglaises auraient vite disparu faute d'approvisionnement.

Si ça n'avait pas été Eli Whitney, cela aurait été quelqu'un d'autre, et il serait certainement apparu rapidement aussi. À l'automne 1792, les conditions nécessaires à une réussite entrepreneuriale avec un nouveau procédé étaient toutes réunies : un goulot d'étranglement dans la production, une idée, une source de financement, et la possibilité de faire du profit. Pour les pays aujourd’hui en développement, la partie importante de l'histoire qui suit, cependant, n'est pas Eli Whitney – les pays pauvres ont plein de gens intelligents et inventifs – c'est la convergence de tous les facteurs nécessaires aux progrès.


Eli rencontre un Venture Capitalist


Dès sa jeunesse dans le Massachusetts jusqu'à son diplôme de Yale, à Hartford dans le Connecticut, Eli Whitney était connu de ses amis et sa famille comme un bricoleur talentueux et créatif. À sa sortie de l'université, il partit pour le Sud avec le projet d'y devenir précepteur privé. Ce qui arriva ensuite est peut-être mieux raconté par Whitney lui-même dans une lettre à son père datée du 11 septembre 1793. Si cette lettre laisse transparaître son génie technique et son énergie entrepreneuriale, elle montre aussi, de manière émouvante, l'excitation et la légère culpabilité d'un jeune homme qui, en choisissant de poursuivre ses rêves d'entrepreneur, a le sentiment de négliger ses devoirs familiaux. Il commence en reconnaissant qu'il aurait dû écrire plus souvent pour tenir ses parents au courant de ce qu'il devenait9 :


Chers Parents,

j'ai reçu votre lettre du 16 août avec un bonheur et une satisfaction particuliers. C'est un grand plaisir pour moi d'être tenu au courant de votre santé, et je suis très heureux de savoir que votre santé et celle de la famille sont restées aussi bonnes depuis que je vous ai vus... J'avais espéré pouvoir revenir [à la maison] à Westboro plus tôt que je crains qu'il ne sera possible. J'imagine, Père, que vous souhaitez savoir comment j'ai passé mon temps depuis que j'ai quitté l'université. Je conçois que vous ayez le droit de savoir et que c'est mon devoir de vous informer, et que j'aurais même dû le faire plus tôt...


En route vers Savannah, Whitney avait rencontré la veuve et la famille du major général Greene, dont le nom est resté célèbre depuis la guerre d'Indépendance contre l’Angleterre. Mme Greene se prit d'affection pour ce jeune homme si poli et l'invita à passer quelques jours dans la plantation familiale avant de continuer son voyage. Lorsqu'un groupe d'officiers de la guerre d'Indépendance, qui avaient servi sous les ordres du général Greene, vinrent à la plantation présenter leur respect à sa veuve, la conversation porta bientôt sur le besoin urgent d’un nouveau mécanisme pour séparer les fibres du coton de l'intérieur de ses graines afin de pouvoir satisfaire la demande britannique. Les planteurs étaient convaincus que ces graines étaient le seul obstacle à leur fortune. « Messieurs, leur dit Mme Greene, adressez-vous à mon jeune ami, M. Whitney, – il peut concevoir n'importe quel appareillage. »

Whitney protesta qu'il n'avait jamais vu une graine de coton de sa vie, ni même un cotonnier. Néanmoins il fut immédiatement intrigué, ainsi que le montre clairement le paragraphe suivant de sa lettre :


Je suis allé avec la famille de feu le major général Greene de N. York jusqu'en Géorgie. Tout de suite nous nous rendîmes à la plantation... avec le projet d'y passer quatre ou cinq jours... Pendant mon séjour, j'ai beaucoup entendu parler de la difficulté d'égrener le Coton, c'est-à-dire de le séparer de ses graines. Un grand nombre des respectables gentlemen qui se trouvaient chez Mme Greene s’accordaient pour penser que si une machine pouvait être inventée qui nettoierait le coton rapidement et efficacement, ce serait une grande contribution tant pour le Pays que pour son inventeur.


La clé de l'histoire, comme l'explique Whitney un peu plus loin dans sa lettre, est qu'un « venture capitalist* » se trouvait aussi à la plantation des Greene :


Je réfléchissais machinalement à la question et commençais à élaborer dans ma tête un plan de machine, que j'exposais à Miller (qui... réside dans la famille, un homme respectable et ayant beaucoup de bien). Mon Schéma lui plut beaucoup, et il me dit que si je voulais bien poursuivre l'idée et construire un prototype pour voir si ça pouvait fonctionner, il prendrait les dépenses entièrement à sa charge, et je ne perdrais au pire que mon temps. À l'inverse, si je réussissais nous partagerions les bénéfices...


La machine, bien sûr, fonctionna. La conception simple et élégante de Whitney fut rapidement copiée à travers tout le Sud. La bonne nouvelle est que durant les huit années qui suivirent la production de coton fut multipliée par vingt-cinq, et en 1820 elle était quatre-vingt-dix fois supérieure à son niveau avant 1792. La mauvaise nouvelle est qu'aucun autre facteur ne renforça autant les plantations de coton du Sud, qui utilisaient l'esclavage, que l'égreneuse de coton de Whitney. Pour les planteurs, ce fut excellent tant que ça dura. Pour les hommes et les femmes qui avaient été achetés et vendus, et qui étaient nourris, fouettés, maintenus captifs, et distraits au son du violoneux le samedi soir, ce fut excellent quand ça s'arrêta.


Où en était la concurrence ?


Il convient d'examiner la concurrence. En particulier celle de l'Inde et de la Chine. Pourquoi ces pays, qui étaient les leaders mondiaux dans la production de coton à la fin du XVIIIe siècle, furent-ils écrasés par les Américains ?

Au début, comme le montre la Figure 2.1, les autres pays continuèrent à produire des quantités relativement stables de coton tandis que celle des Américains prenait son essor. L'explication, à ce moment-là, n'est pas que les producteurs américains étaient en train d'écraser la concurrence avec des prix très bas ou une plus grande productivité ; c'était simplement que, pour les producteurs de coton établis depuis longtemps, les affaires continuaient comme d'habitude. Mais « les affaires comme d'habitude » n'étaient plus suffisantes pour satisfaire les besoins du marché.

Avec les nouvelles machines textiles et le développement d'une nouvelle classe de consommateurs, la demande britannique pour le coton avait explosé. On n'en était plus à une croissance régulière de la demande que les anciens producteurs de coton auraient pu satisfaire avec profit ad vitam aeternam. Comme un coup de foudre la Révolution industrielle britannique avait bouleversé l'histoire du coton, de la même manière que l'égreneuse à coton, ou plus tard le charançon du coton, ou encore l'émancipation des esclaves, ont à tout jamais changé l'avenir. En 1860, la Grande-Bretagne consommait plus de 500 000 tonnes de coton par an, ce qui était très supérieur à la production mondiale hors États-Unis10.

Une explosion dans la demande conduit à une explosion dans l'offre. La question devient alors : pourquoi est-ce aux États-Unis que l'offre a suivi plutôt que dans les autres pays qui avaient été jusqu'alors les principaux producteurs mondiaux depuis le début du commerce du coton ? Le succès américain intrigue d'autant plus quand on connaît les efforts qu’ont déployés les Anglais – sans le moindre succès – pour diminuer les risques que représentait une dépendance excessive envers le coton américain.

L'explication se résume en une phrase : ni en Inde ni en Chine ne fonctionnaient alors des marchés modernes, que ce soit dans le coton ou dans quelque autre marchandise. Ainsi que le suggère l'historien économique David Landes, un moyen efficace pour comprendre pourquoi un évènement, dans l'histoire économique, s'est déroulé ou bien ne s'est pas déroulé à un endroit donné, à une époque donnée, est de se demander à qui cela aurait profité11 ? Si les producteurs de coton en Inde ou en Chine avaient pu tirer un avantage en augmentant leur productivité, en améliorant leur qualité et en vendant leur coton aux usines anglaises, ils l'auraient fait. Il semble bien, toutefois, qu'ils n'auraient pas pu en profiter. Les risques étaient trop importants, et la récompense avait toutes les chances d'être mince. Le type de capitalisme qui récompense une idée, une amélioration, une initiative, n'existait pas encore en Asie. Les fondations mêmes du système n’étaient pas en place.

Tout d’abord, les droits de propriété étaient inexistants, ou, comme l’a écrit François Bernier, un Français vivant en Inde au XVIIe siècle : « [il n’y avait] pas de tien et de mien12. » Il n'y avait aucune incitation à améliorer les anciennes méthodes, à apprendre, à produire plus, à faire mieux. Les ouvriers agricoles vivaient à la merci de seigneurs qui étaient le plus souvent absents et qui changeaient ou se déplaçaient fréquemment. Et même quand de la richesse avait été créée, le note encore Bernier, il fallait la cacher de crainte d'en être dépouillé13.

En Chine non plus les producteurs de coton n'auraient pas pu tirer avantage de leurs efforts. Sous le règne tyrannique de l'empereur, il n’y avait pas beaucoup de raisons pour prendre des risques économiques au sens moderne du terme. Un missionnaire catholique, à la fin du XVIIIe siècle, l’expliquait ainsi : « Un homme de génie est immédiatement paralysé à l'idée que ses efforts lui vaudront une punition plutôt qu'une récompense14. » Landes le dit plus crûment, d’une manière qui peut choquer certains : « Le triomphalisme culturel chinois et les relations mesquines de domination, à travers toutes les strates de la société, entravaient les tentatives d'amélioration et rendaient ce pays rétif à tout apprentissage15. » D'un point de vue culturel, la dynastie mandchoue, qui domina la Chine du milieu du XVIIe siècle jusqu'au début du XXe, éprouvait une aversion pour tout ce qui était occidental, et plus généralement pour tout changement. Un Jésuite voyageant dans le pays notait que les Chinois « avaient plus de goût pour un objet défectueux mais ancien que pour un objet fonctionnant parfaitement mais moderne...16 » En d'autres termes, aucuns des Eli Whitneys de Chine n'avaient de raison d'essayer.

À première vue, bien sûr, la victoire du coton américain sur l'Inde ou sur la Chine s’expliquait par l'esclavage. Un observateur confiait, en 1853, sa certitude que la « supériorité » des planteurs de coton américains était due « à la main-d'oeuvre fiable et bon marché provenant du système patriarcal de l'esclavage domestique17 ». S'il est certain que l'esclavage a permis aux plantations américaines de produire des volumes énormes de coton, l'Inde et la Chine avaient aussi des millions d’individus contraints à travailler pour rien par des seigneurs tyranniques, des millions de personnes qui n'avaient pas le loisir de refuser. Pourquoi ces populations ne furent-elles jamais organisées de manière à produire de vastes quantités de coton pour l'exportation est une tout autre question.

On voit donc que si l'esclavage a permis aux fermiers d'esquiver les risques inhérents au marché de la main-d'oeuvre, il n'explique pas pourquoi les autres pays n'ont pas saisi les opportunités apportées par la Révolution industrielle. Les institutions nécessaires pour rendre possible une production industrielle de coton – le droit de propriété, un système d'incitations, ce que l'on appelle aujourd'hui « le management », ou encore « la gouvernance » – ont aussi joué un rôle fondamental aux États-Unis. La « gouvernance » a encore un rôle important à jouer aujourd'hui, et restera le défi majeur de beaucoup de pays pauvres producteurs de coton. Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, tous les Eli Whitneys du Mali, du Burkina Faso ou du Bénin n'ont toujours pas beaucoup de raisons d'essayer.


Toutes les malédictions divines ne viennent pas de l'homme blanc


Peu avant le début de la guerre de Sécession, James Henry Hammond, sénateur de la Caroline du Sud, ancien gouverneur, propriétaire de plantation, fermier de coton, fit une déclaration devant le Sénat américain. Dans un de ces fameux morceaux d'éloquence politique, dont le Sud des États-Unis à cette époque avait le secret, Hammond prédit la destruction du monde qui accompagnerait immanquablement le démantèlement de l'esclavage sur les plantations de coton. Ce n'était pas seulement l'élégant mode de vie des États du Sud que Hammond voulait protéger, c'était la civilisation elle-même :


Une nation saine d'esprit oserait-elle faire la guerre au coton ? Sans tirer un seul coup de feu, sans dégainer une seule épée, si on venait à nous faire la guerre, nous pourrions mettre le monde à genoux... Que se passerait-il si nous cessions de fournir notre coton pendant trois ans ?... C'est certain : l'Angleterre tomberait à la renverse et ferait basculer avec elle tout le monde civilisé, à l'exception du Sud des États-Unis18.


Cette funeste prédiction de l'effondrement de la civilisation découlait de l'importance du coton pour les centres industriels des États du Nord des États-Unis et de l'Europe. Les gigantesques usines textiles qui s'alignaient le long des rivières des nouveaux centres industriels étaient dépendantes de la fourniture de coton par le Sud. Ce duvet, cette houppe à peine grosse comme le poing, plus légère qu'un souffle, régnait en maître suprême, sinon bienveillant, sur le nouvel ordre économique mondial. Et le Sud avait reçu de Dieu un monopole. Puisque le coton ne pouvait pousser ni dans les États du Nord ni en Angleterre, concluait Hammond, le monde industriel devait plier devant le coton, et le Sud n'avait pas de souci à se faire :


Non, vous n'oserez pas faire la guerre au coton. Aucune puissance sur terre n'osera faire la guerre au coton. Le coton est roi19.


Il est clair, à la lecture de sa déclaration, que Hammond était convaincu que le royaume du coton ne pourrait pas s'épanouir s'il devait se soumettre aux règles édictées par le Nord. Détruire les plantations employant l'esclavage revenait à détruire l'économie du coton, pensait-il.

Mais alors que la guerre de Sécession élimina l'esclavage, l'économie du Sud, fondée sur le coton, survécut. Elle survécut parce que les politiques gouvernementales évoluèrent de manière à continuer à protéger les planteurs contre les risques du marché du travail. Les besoins en main-d'oeuvre dans la production de coton n’étaient pas moins saisonniers qu’avant, et cela restait un défi de disposer d’une main-d'oeuvre suffisante à des dates critiques, mais imprévisibles, dans le cycle du coton. Cependant, s'adresser au marché du travail était toujours aussi risqué, car le marché n'offrait aucune garantie, que ce soit en matière de coûts salariaux ou en matière de disponibilité de la main-d'oeuvre aux dates critiques. Ne disposant plus du contrôle absolu que leur avait apporté l'esclavage, les propriétaires avaient besoin d'un système de remplacement qui continuerait à attacher le travail à leur terre à la demande. Le nouveau système d’emploi de la main-d'oeuvre qui apparut – une forme intermédiaire entre le fermage et le métayage, appelée en anglais sharecropping – remplit les conditions.

En échange de son travail, le propriétaire terrien fournissait au sharecropper le logement et la nourriture (« les fournitures ») ainsi que le droit de chasse et de pêche. En payant en logement et en nourriture, plutôt qu’avec de la monnaie, le propriétaire attachait le travailleur à la plantation et était assuré de disposer de la main-d'oeuvre aux moments voulus. De plus, le travailleur était lié par contrat, puisqu'il était tenu d'effectuer la récolte pour le compte du propriétaire.

Une large palette de dispositifs légaux furent mis en place pour attacher plus solidement encore le sharecropper à la terre et pour protéger les planteurs de coton des risques des négociations sur le marché du travail20. Peu à peu, le cadre légal définissant le statut du sharecropper tourna clairement à l’avantage des propriétaires terriens, plus particulièrement après le vote des lois concernant les droits sur la récolte21. Ces lois firent évoluer, dans les décisions de justice, le statut du sharecropper vers celui d'ouvrier dont le salaire était payé en nature plutôt que celui de fermier propriétaire d'une partie de la récolte. C’est une différence fondamentale. En tant qu'ouvrier, le sharecropper ne pouvait par exemple pas utiliser sa part de la récolte comme garantie pour un emprunt car techniquement elle appartenait au propriétaire. C’est ainsi que les lois concernant les droits sur la récolte exclurent les sharecroppers des marchés des capitaux, tout en augmentant l'accès au capital pour les propriétaires terriens. D'autres lois, comme celles sur le vagabondage ou bien les lois sur « l'aliénation du travail » (qui empêchaient les ouvriers d'un propriétaire de se faire embaucher ailleurs) servirent aussi à attacher le sharecropper à la terre. En même temps, les planteurs s'opposèrent à l'éducation publique des Noirs ou des Blancs pauvres, de telle sorte que l’illettrisme et le manque d'éducation maintinrent l’équilibre des pouvoirs dans le système du sharecropping largement en faveur des planteurs, et limitèrent les options des ouvriers.

En outre, les dispositions contractuelles entre le sharecropper et le propriétaire laissaient peu d'espoir au sharecropper de sortir de son niveau de vie de subsistance. Le rêve de tout sharecropper – posséder sa propre terre – était bloqué dans un cycle perpétuel de dettes tel que sa part de récolte chaque année était tout juste suffisante pour régler ses dettes de l'année, et l'excluait des marchés des capitaux. Une remarque de Louis XIV, dit-on, est tout à fait appropriée : « Le crédit soutient l'agriculteur comme la corde le pendu22. »

Ned Cobb, un fermier de coton de l'Alabama, se rappelle les entraves qui le piégeaient en tant que sharecropper. Alors qu'il avait fait six balles de coton en 1908, une récolte respectable,


il fallut toutes les six balles de coton pour payer M. Curtis. Au lieu de prospérer, j'étais coincé... Il ne me restait pas un dollar en poche après tout mon travail sur le coton... M. Curtis s'arrangeait avec l'épicier, M. Buck Thompson, pour que celui-ci me fournisse les provisions... elles étaient notées sur une ardoise... [M. Curtis] payait M. Thompson, puis je payais M. Curtis avec ma récolte – c’était comme que ça marchait. Il faisait même un bénéfice sur ma note d'épicerie, en plus de recevoir la moitié du coton de la récolte23.


La biographie de Cobb répète ce thème année après année. Certaines années, il restait un peu de coton après avoir payé le propriétaire ; d'autres années, il n'y en avait pas assez pour payer les dettes, et Cobb entamait l'année suivante dans le rouge. Grâce à la comptabilité créative de son propriétaire, le plus fréquent était que Cobb terminât l'année juste à zéro. Dans le comté de Macon, en Alabama, des recherches ont mis à jour une remarquable coïncidence : 62 % des sharecroppers noirs atteignaient juste l'équilibre à la fin de l'année 193224.

L'ironie de l'histoire est que le succès des planteurs dans la mise au point des lois pour leur permettre de garder une main-d'oeuvre docile et sans éducation fut la cause de leur perte. Quand le charançon du coton commença, au début des années 1900, à ravager les récoltes du Sud le gouvernement mit en place un ensemble de programmes de formation pour enseigner aux fermiers comment combattre le charançon et sauver leurs récoltes. Les informations et les conseils jouèrent un rôle décisif auprès des grandes fermes et des fermiers éduqués, mais le plus souvent ils n'eurent aucune efficacité auprès des sharecroppers pauvres et illettrés, noirs ou blancs, qui se défendirent comme ils purent25. En 1921, environ 30 % de la récolte de coton – essentiellement celle des petits sharecroppers – fut perdue à cause du charançon26. Beaucoup durent quitter leur exploitation. Ned Cobb se rappelle bien cette époque :


C'était l'époque du charançon du coton... Les types blancs disaient aux gens de couleur : si vous ne ramassez pas le coton plus vite que ça, et si vous ne détruisez pas ces charançons, nous vous couperons les vivres. Ils leur disaient ça – faisant porter la responsabilité du charançon sur les gens de couleur. Mais qui pouvait payer ses dettes quand le charançon avait mangé toute sa récolte27 ?


« Oui, ajoutait-il en parlant du charançon, toutes les malédictions divines ne viennent pas de l'homme blanc28. »


* * *


Pour les sharecroppers du Grand Sud des États-Unis, peu de choses changèrent entre la fin de la guerre de Sécession et la fin des années 20 : quelques hectares de terres fatiguées, quelques mules, quelques balles de coton à la fin de l'année, une dette écrasante sans fin.

Mais alors que ce train-train continuait dans le Grand Sud, une nouvelle sorte d'usine de coton était apparaissait plus à l'ouest. Dès le début des années 1900, le Texas était devenu le premier producteur de coton des États-Unis. Dans les années 20, le Texas vendait du coton à la Chine.


Les usines de coton arrivent au Texas


Le Texas et l'Oklahoma étaient la nouvelle frontière du coton, des immenses étendues sous un ciel encore plus grand, sans les vieilles maisons délabrées des plantations, sans les vieilles façons de faire les choses, mais avec toute la place que l'on voulait pour construire des usines de coton. Entre 1900 et 1920, la région de Corpus Christi a été découpée en gigantesques propriétés d'une dimension encore jamais vue alors, et rarement depuis, dans le but de faire pousser du coton. Henrietta King, de Corpus Christi, possédait près de 600 000 hectares (l'équivalent d'un carré de 77 km de côté), Charles Taft possédait plus de 60 000 hectares, et C.W. Post – l'homme des céréales du petit-déjeuner – possédait 80 000 hectares29.

Les conditions pour faire pousser du coton sur une grande échelle avaient peu changé dans le Sud depuis l'époque précédant la guerre de Sécession. Les propriétaires avaient toujours besoin d'une grande quantité de main-d'oeuvre disponible pour planter, désherber, et récolter le coton à la demande en fonction de la météo. S'en remettre au marché du travail, dans le sens moderne du terme, était toujours aussi risqué et coûteux. Comment le planteur pouvait-il être assuré que le marché lui fournirait la main-d'oeuvre nécessaire quand les mauvaises herbes commenceraient à apparaître ou bien quand les fleurs de coton s'ouvriraient ? Et que faire si le coût de la main-d'oeuvre avait augmenté, ou bien si les concurrents avaient embauché les derniers ouvriers disponibles ?

De nombreuses solutions créatives furent essayées30. Des planteurs firent venir des singes du Brésil et tentèrent de leur apprendre à récolter le coton, mais finalement les animaux se montrèrent rétifs à cette activité. On découvrit que les oies pouvaient désherber un champ de coton si celui-ci était clos : il suffisait de deux oies pour désherber 4000 m² de coton. Mais on découvrit malheureusement aussi qu'il était impossible d'apprendre aux oies à ne pas marcher sur les plants de coton, et que les insecticides étaient fatals non seulement aux insectes mais aussi aux oies. Les fermiers utilisèrent des lance-flammes pour désherber les champs de coton, mais il s'avéra qu'il était trop difficile pour la plupart d'entre eux d'utiliser cette technique au milieu de leurs précieux cotonniers. Finalement, ni les singes, ni les oies, ni les flammes ne purent accomplir les tâches aussi bien que la main d'oeuvre humaine captive.

Cette fois-ci, pour attacher la main d’oeuvre à la terre et éviter le marché du travail, les planteurs de coton empruntèrent une idée du Nord : the company town, la ville dépendant totalement d'une entreprise.

Le ranch de coton de Charles Taft, non loin de Corpus Christi, occupait 39 % de la superficie du comté de San Patricio31. Le ranch avait la structure juridique d'une corporation (c’est-à-dire d’une entreprise achetant du travail sur le marché libre), mais en réalité c'était une communauté où toute la vie des gens – pas seulement leur travail – était organisée et gérée de manière hiérarchique dans le seul but de produire du coton. Le ranch possédait les logements, les écoles et les églises, et imposait une ségrégation raciale entre les Blancs, les Mexicains, et les Noirs. D'une manière comparable aux « fournitures » que recevaient les sharecroppers du Sud d'autrefois, les ouvriers étaient payés en partie avec des bons qui ne pouvaient être utilisés que dans les magasins de la compagnie. Enfin, comme le planteur qui s'assurait que « son violoniste avait une bonne provision de boyaux de chats », le ranch des Taft fournissait aussi les jours de vacances, la musique, et les festivités, là encore distinctes par groupe ethnique. Tout le système était, bien sûr, organisé de telle sorte que les travailleurs fussent disponibles au moment où le coton devait être planté, désherbé, ou récolté. Les nouvelles usines de coton n’ont pas influencé les politiques publiques, elles étaient les politiques publiques dans une grande partie du Texas.

Ces vastes systèmes de production, minutieusement contrôlés, ont été acclamés comme des modèles de fermes de l'avenir, des modèles de productivité, d'efficacité et de rentabilité. Une fois de plus, la production à grande échelle et profitable de coton reposait sur une organisation industrielle, dans laquelle un grand nombre de travailleurs étaient maintenus disponibles à la demande pour effectuer les tâches répétitives exigées par la plantation, le désherbage et la récolte. Une fois de plus, le succès s'expliquait par l'évitement – plutôt que par la concurrence – sur le marché du travail.

Bien sûr, les observateurs de l'époque s’accordèrent pour déclarer que le succès économique de ces nouvelles et vastes usines de coton du Texas aurait pour conséquence inéluctable la disparition des exploitations familiales plus petites. C'était triste, mais c’était ainsi, c’était la voie de l'avenir.

Ma foi, peut-être.

On a dû oublier de le dire à Nelson et Ruth Reinsch.



Notes du chapitre 2 :


  1. Cité dans Dodge, Cotton: The Plant That Would be King, 40-41.

  2. Données provenant de Bruchey, Cotton and the Growth of the American Economy, qui contient aussi une discussion approfondie de l’industrie américaine du coton durant cette période.

  3. Earle, “The Price of Precocity: Technical Choice and Ecological Constraint in the Cotton South, 1840-1890”.

  4. Wrigth, The Political Economy of the Cotton South.

  5. Callender, “The Early Transportation and Banking Enterprises of the States in Relation to the Growth of Corporations”, 118.

  6. Wrigth, The Political Economy of the Cotton South, 28, 52.

  7. Breeden, Advice Among Masters: The Ideal in Slave Management in the Old South, contient un grand nombre de sources intéressantes sur la gestion par les planteurs du travail des esclaves.

  8. DeBow, reproduit dans Bruchey, Cotton and the Growth of the American Economy, 84.

  9. Les lettres de Whitney ont été compilées par Hammond dans “Correspondence of Eli Whitney Relative to the Invention of the Cotton Gin”.

  10. Bruchey, Cotton and the Growth of the American Economy, Tables 1a et 1c.

  11. Landes, The Wealth and Poverty of Nations, 157.

  12. Ibid.

  13. Ibid., 342.

  14. Ibid.

  15. Ibid., 336.

  16. Ibid., 342.

  17. Andrews (1853), reproduit dans Bruchey, 71. D’autres colonies européennes ont aussi bien sûr eu recours à l’esclavage. Les plantations dans les Caraïbes et en Amérique du Sud produisaient principalement du sucre de canne et du latex.

  18. Hammond, discours au Sénat américain, 1858. Congressional Globe, 4 mars 1859, p. 959.

  19. Ibid.

  20. Schmidt, Free to Work, est une récente étude du sujet. Voir aussi la discussion dans Daniel, Breaking the Land.

  21. Dans The Cotton Plantation South, Aiken examine les implications des lois qui attachaient le travail à la terre durant cette période.

  22. Johnson, Embree, and Alexander, The Collapse of Cotton Tenancy, 25.

  23. Rosengarten, All God’s Dangers, 106.

  24. Johnson, Embree, and Alexander, The Collapse of Cotton Tenancy, 12.

  25. Voir Daniel, Breaking the Land, Chapitre 1, pour une discussion de la façon dont le gouvernement a cherché à faire face à la calamité du charançon du coton, et les effets divergents sur les fermiers riches et les fermiers pauvres.

  26. Street, The New Revolution in the Cotton Economy, 38.

  27. Rosengarten, All God’s Dangers, 144.

  28. Ibid., 223.

  29. Foley, The White Scourge, 120.

  30. Aiken, The Cotton Plantation South, 109.

  31. Les informations sur le ranch de Taft sont tirées de Foley (1996 et 1997).

* Un peu moins de 1000 tonnes. 1 livre = 0,453 grammes. (N.d.T.)

* La fête américaine traditionnelle d’action de grâces le quatrième jeudi du mois de novembre. (N.d.T.)

* Investisseur prêt à engager de l’argent en fonds propres dans un projet innovateur et risqué, en échange d’une perspective de profits très importants. (N.d.T.)